Toi qui viens passer tes vacances à Sausses, tu noteras que pour arriver jusqu’ici, il te faudra vraisemblablement tourner à un embranchement situé à Pont de Gueydan. Beaucoup de personnes pensent qu’il s’agit tout simplement d’un lieu-dit, mais que nenni ! Voici la tragi-comique – et fort authentique ! – histoire d’un marquis et de son pont.
Il fut un temps où on ne transigeait pas avec les titres de noblesses ! Or, tous les titres ne se valaient pas. Lorsqu’elle n’était pas occupée à briller sur quelque champ de bataille, la noblesse d’épée snobait ostensiblement la noblesse de robe (composée de nobles dédiés aux fonctions telles que la justice et les finances). D’autant que la noblesse de robe comptait dans ses rangs nombre d’individus qui avaient eu le culot de s’offrir leur titre de noblesse contre des écus sonnants et trébuchants… D’ailleurs, soyons honnêtes : si la noblesse d’épée se flattait d’être très ancienne et très prestigieuse, elle était aussi souvent très désargentée !

Or il se trouve qu’en 1746, un certain Monsieur De Gueydan (ou Gueidan) exerçait la fonction de président à Mortier au parlement d’Aix. Représentant typique de la noblesse de robe, il était issu d’une très ancienne famille de Provence et il jouissait d’une certaine richesse. Il avait d’ailleurs pris soin de poser pour l’un des artistes les plus appréciés des grands seigneurs (et des rois de France eux-même), le fameux Hyacinthe Rigaud, qui du travailler de 1735 à 1738 pour livrer un portrait qu’il jugea satisfaisant. Gaspard de Gueydan décida donc qu’il était temps d’arborer un titre à la hauteur de sa bonne fortune, et il se mit en tête de devenir marquis.
Il n’était pas le premier sieur de Gueydan à chercher à s’élever. Cette famille bourgeoise, originaire de Reillane, avait acquis son titre de noblesse par charge et elle en souffrait. Car elle semblait persuadée d’être liée à une autre famille de Gueydan, bel et bien issue de la très prestigieuse noblesse d’épée. Las ! On l’accusa de fraude et l’on se moqua beaucoup d’elle sous le règne de Louis XIV. Et Gaspard de Gueydan était donc déterminé à s’élever sans que l’on ne rit plus jamais à ses dépens, ce qui était hélas sans compter sur son tempérament pour le moins… exalté !
Le sieur de Gueydan se mit donc en quête d’une terre, et il jeta son dévolu sur celle du Castellet-Les-Sausses qu’il acheta en 1749. Il eut tôt fait élever cette baronnie au rang de Marquisat et, en 1752, il obtint ainsi du même coup le titre tant désiré.
Il était alors de coutume qu’un marquis porta le nom de son marquisat. Cependant, « Marquis du Castellet-les-Sausses » ne lui convenait pas. Le sieur de Gueydan opta donc pour une solution simple et pratique (croyait-il !), et il décida tout simplement de rebaptiser le village.
Avant de s’en retourner à Aix, le nouveau seigneur du lieu informa donc les braves habitants du Castellet-Les-Sausses qu’ils habitaient désormais « Le Castellet-Gueydan » voire même « Gueydan » (il avait encore du mal à se décider sur ce point !). Il en profita pour leur faire savoir que peu lui importaient les privilèges consentis par Louis II et confirmés par François 1er : désormais, il leur serait interdit de pêcher et de chasser. Et par ailleurs, lorsqu’ils emprunteraient le pont sur le Var, ils seraient tenus de payer.
Pour quelque étrange raison, les « braves habitants » du Castellet-les-Sausses se braquèrent. Non seulement ils traînèrent le Marquis en justice, mais ils continuèrent de chasser et de pêcher, en oubliant très souvent de payer. Plus grave encore, ils continuèrent d’habiter Le Castellet-Les-Sausses comme si de rien n’était.
Cette dernière offense était la plus pénible au désormais Marquis de Gueydan. Il fit tant et si bien le siège de ses relations qu’il parvint à faire répertorier le village en tant que « Gueydan » ou « Castellet-Gueydan » dans quelques ouvrages (il se murmure d’ailleurs que cette faveur se monnaya fort cher). Sur sa lancée, il rédigea en 1757 L’histoire héroïque et universelle de la noblesse provençale, supposée démontrer qu’il descendait du comte de Forcalquier. Quoiqu’il signa son « oeuvre » d’un nom d’emprunt, il fut vite démasqué et il devint bien malgré lui le héros de quelques chansons populaires très drôles mais peu amènes ! Le marquis ne se laissa pas démonter pour autant. Il lui vint même une nouvelle idée : entrer à l’Académie Française (faut-il préciser qu’il n’y parvint jamais ?).
Du côté de son marquisat, les choses ne s’arrangeaient pas : les habitants (et leurs voisins) s’obstinaient à nommer son village Le Castellet-les-Sausses. Tant et si bien que le marquis se décida à un coup d’éclat. Non sans logique, il décida de miser sur la signalétique, et par un beau matin, il fit graver « PONT DE GUEYDAN » en grandes lettres rouges sur son pont.
Nul ne se souvient plus comment se termina le très sérieux procès qui opposa les habitants à leur marquis. Ce qui est certain, c’est que Le Castellet-les-Sausses resta effrontément Le Castellet-les-Sausses jusqu’au XIXème siècle (époque à laquelle il devint tout simplement Castellet-lès-Sausses). Seul le nom de Pont de Gueydan demeura, et il semble bien qu’il ait été adopté davantage par moquerie que par respect envers le marquis. Gaspard de Gueydan s’éteignit le 23 février 1767 à Aix-en-Provence, où il fut vivement regretté par quelques esprits moqueurs : ses extravagances et une pointe de vanité avaient donné fort à rire à bon nombre de ses contemporains !
Sources : Géographie historique et biographique du département des Basses-Alpes (1844) & archives familiales